Vinciane Despret : une philosophe qui explore la relation entre les vivants et les morts
L’été indien est radieux, que ce soit à Liège, où enseigne Vinciane Despret, ou dans le Sud près d’Uzès, où l’auteure d’Habiter en oiseau et Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation (Éd. Actes Sud, 2019 et 2021) est arrivée la veille pour un séjour de deux mois. Passionnée par le comportement des animaux, la philosophe belge aborde toujours leur monde par le biais d’enquêtes minutieuses auprès de ceux qui les connaissent le mieux, notamment les éthologues, pour qu’ils “l’aident à comprendre”. Une méthode réjouissante puisque : “Plus ces chercheurs sont inventifs, imaginatifs et bons enquêteurs, plus leur sujet d’étude est intéressant.”
Lorsque sa plus jeune sœur a perdu la vie dans un accident de voiture en 2003, Vinciane Despret s’est demandé comment prolonger son souvenir, avec “ce sentiment très fort qu’il y avait quelque chose à faire”. Elle a utilisé la même méthode, interroger des professionnels, questionner des proches de défunts, se mettre à l’écoute de leurs expériences. Avec l’idée d’explorer la façon dont les vivants se rendent capables d’accueillir la présence des disparus.
Publié en 2015, Au bonheur des morts est le fruit de ce travail. Succès immédiat dès sa parution (23.000 exemplaires vendus), le livre se révèle, au fil des années, un objet que l’on offre aux personnes dans la peine. D’où l’idée d’une réédition, cet automne, en format collector. Une publication que l’universitaire prolonge avec Les Morts à l’œuvre, soit cinq récits qui racontent comment les défunts peuvent aider leurs proches à transformer le monde. Rendez-vous est donc pris pour discuter de ces interactions entre les morts et nous. Mais la journée est si radieuse. A-t-on envie de s’entretenir de l’au-delà par beau temps ? Regard rieur sous ses grandes lunettes hublot, devenues son accessoire signature à l’égal de son sens aigu de la dérision, Vinciane Despret nous recadre vite fait : “Les morts n’attendent pas la pluie pour mourir, hein ?” Vu comme ça, évidemment.
Madame Figaro : Entre les animaux et les morts, votre domaine de recherche est tellement singulier qu’on peine à vous définir. Vous avez utilisé le terme “philosophe du vivant”. Cela vous convient ?
Vinciane Despret : Ah j’ai dit ça, moi ? C’est sans doute parce qu’on m’a collé cette étiquette. Je ne le redirais pas. Du moins, je n’utiliserais pas philosophe “du vivant”, mais “des vivants”. “Vivant” est un terme abstrait. Cela veut dire quoi ? “Les vivants”, c’est concret.
Néanmoins, une philosophe “des vivants” qui s’intéresse aux morts, c’est paradoxal…
Mais les morts sont l’affaire des vivants. Ce sont eux qui s’occupent des morts. Je me souviens d’une histoire racontée par un éthologue. Il avait observé des singes qui, après la mort d’un congénère, continuaient à le porter et à s’en occuper pendant plusieurs jours. Les vivants ont besoin des morts pour continuer à vivre. C’est une relation complexe, mais essentielle.Le rôle des vivants dans la relation avec les morts est crucial. Les morts dépendent des vivants pour être rappelés et soutenus, tandis que les vivants trouvent du réconfort et de la force en se souvenant des morts. Vinciane Despret, philosophe, souligne l’importance de penser aux morts pour les garder près de nous et leur donner une existence qui compte.
Despret explique que chaque personne, avant de mourir, espère que ceux qui restent se souviendront d’elle. Être complètement oublié après la mort équivaut à n’avoir jamais existé. Penser aux morts permet de les maintenir près de nous et de leur attribuer une vie qui a eu de l’importance.
Lorsqu’elle a perdu sa sœur aînée à l’âge de 20 ans, Despret n’était pas encore philosophe et n’a pas ressenti le besoin de se consoler ou d’être aidée. Cependant, lorsque sa sœur cadette est décédée, elle a ressenti le désir de mener une étude sur les morts, en s’inspirant de l’éthologie. Elle a réalisé que ce sont les vivants qui connaissent le mieux les morts, car ce sont eux qui s’en occupent.
Despret souligne également que dans certaines cultures, la relation avec les morts est riche, intéressante et passionnante, tandis que dans d’autres, comme la société occidentale, elle est souvent mise en sourdine. Les morts sont considérés comme étant morts et on n’en parle plus. Cependant, Despret a découvert que cette culture du silence n’est pas universelle et qu’il existe des façons différentes et significatives de se souvenir des morts.
Il est important de reconnaître l’importance des morts dans nos vies et de maintenir une relation active avec eux. En pensant à eux, nous les gardons près de nous et leur donnons une existence continue. La relation entre les vivants et les morts est un aspect essentiel de notre humanité et mérite d’être explorée et célébrée.La perception de la réalité est bouleversée par la mort d’un être cher. Cela remet en question le concept même de réalité et ouvre la porte à des expériences qui ne sont pas considérées comme “normales”. C’est ce que souligne Vinciane Despret, une chercheuse qui s’intéresse aux interactions entre les humains et les animaux.
Dans une interview, Despret explique que notre rationalité occidentale nous a conditionnés à ne considérer comme réel que ce que nous pouvons voir, toucher et mesurer. Cependant, d’autres cultures ont des cosmologies bien plus diverses, où les esprits et les signes jouent un rôle important.
Despret souligne également que la perception des signes envoyés par les animaux ou les disparus nécessite une disponibilité particulière. Elle explique que la perte d’un être cher bouleverse notre sens de la réalité, remettant en cause ce que nous considérons comme réel. Cette remise en question peut conduire à des expériences inhabituelles et à une ouverture à d’autres facultés.
L’interview met en lumière le fait que notre rationalité occidentale limite notre compréhension du monde et de ses possibilités. En nous ouvrant à d’autres cultures et à d’autres façons de percevoir la réalité, nous pourrions découvrir des dimensions insoupçonnées de notre existence.
Cette réflexion nous invite à remettre en question nos certitudes et à explorer de nouvelles perspectives. Peut-être que la réalité est bien plus complexe et mystérieuse que ce que nous avons toujours cru.
Pourquoi certaines personnes perçoivent-elles des signes de présences invisibles ?
Une intelligence particulière
L’anthropologue Grégory Delaplace s’est intéressé aux enquêtes menées par les sociétés scientifiques sur les phénomènes de fantômes. Il s’est interrogé sur le profil des personnes qui font l’expérience de ces présences, les décrivant comme ayant une “intelligence particulière”. Cette expression fait référence à une manière spécifique de se connecter à la réalité. En effet, le mot “intelligere” en latin signifie comprendre, discerner et faire le lien. Ainsi, la perception de ces signes ou présences n’est pas donnée à tout le monde et leur importance ne peut être mesurée car les personnes qui les ressentent ne les avouent généralement pas.
La peur du jugement
Pourquoi ne pas parler de ces signes si on les perçoit ? La peur de passer pour fou est une des raisons principales. Après avoir lu “Au bonheur des morts”, de nombreux lecteurs ont avoué se sentir rassurés, car ce qu’ils pensaient être une bizarrerie personnelle était en réalité une expérience partagée par beaucoup de gens.
La domestication des psychismes
Le travail de deuil
L’expression “faire le travail de deuil” est souvent chargée de prescriptions morales. La psychologie prescrit de manière normative la manière “correcte” de vivre cette expérience : passer par des étapes, se détacher progressivement de la personne disparue, accepter que son existence soit vouée au néant. Cette approche ignore complètement les expériences individuelles de chacun. Cependant, au cours des dernières années, tant dans le domaine des thérapeutes que dans le grand public, les choses ont évolué.
Une ouverture vers de nouvelles formes de relation
Les éthologues et les anthropologues ont modifié notre perception de ce qui est réel et de ce qui ne l’est pas en nous ouvrant à d’autres formes de relation avec les animaux, les plantes, les arbres et les roches. Cette ouverture a également eu un impact sur notre relation avec les morts. Il existe désormais une manière de maintenir des liens avec les disparus grâce à ce que l’on appelle les “continuing bonds” (des liens qui persistent). Certains thérapeutes proposent même à leurs patients d’utiliser l’hypnose pour revoir la personne disparue, créer un rendez-vous pour parler une dernière fois ou reprendre contact. Ces thérapies sont considérées comme intéressantes.
En conclusion, la perception de signes ou de présences invisibles est une expérience qui n’est pas partagée par tous, mais qui peut être vécue par de nombreuses personnes. La peur du jugement et la pression sociale peuvent empêcher les individus de parler de ces expériences. Cependant, les mentalités évoluent et de nouvelles approches thérapeutiques permettent d’explorer ces phénomènes de manière intéressante. Il est important de reconnaître et de respecter les expériences individuelles de chacun dans le processus de deuil.
Des milieux favorables à la présence des morts
Le concept de “milieu” est souvent associé à l’écologie, mais il peut également s’appliquer à la présence des morts. Certains environnements sont propices à leur présence, tandis que d’autres ne le sont pas. Dans un “mauvais” milieu, vous ne pouvez pas faire confiance à ce qui vous arrive et vous ne pouvez pas le partager.
Le chagrin peut-il être mortel ?
Il est difficile de dire si le chagrin peut réellement causer la mort. Cependant, il est possible de considérer que certaines personnes meurent de chagrin. Par exemple, si vous perdez votre enfant et que vous décédez dans un accident de voiture deux ans plus tard, on peut dire que vous êtes mort de chagrin, car peut-être n’avez-vous plus fait attention à votre vie. De même, si vous succombez à une crise cardiaque quelques mois après la disparition de votre conjoint bien-aimé, cela peut être lié à la même cause. De nombreuses personnes âgées meurent de chagrin car elles ne trouvent plus de raison de vivre. Parfois, la perte d’un être cher entraîne une perte totale du sens de la vie.
Les “sages-femmes des morts” pour adoucir la peine
Aux États-Unis, un nouveau mouvement est né pour remettre entre les mains des familles le traitement des morts, plutôt que de le confier aux entreprises funéraires commerciales. Ces “sages-femmes des morts” permettent aux familles de redonner une dimension sacrée à ces moments en s’occupant à la fois des aspects administratifs et des soins apportés au corps, ainsi que des veillées funéraires. On parle au mort, on reste à ses côtés, avec le sentiment qu’il peut encore ressentir des présences et qu’il ne faut pas l’abandonner complètement. Les sages-femmes considèrent la mort comme un passage, et comme on accompagne la naissance d’un enfant, il est important de permettre aux morts de bien passer. Vers où ? Cela reste une question sans réponse.
2 comments
Cela semble être une approche intéressante et unique pour aborder la question de la présence des disparus.
J’ai hâte de découvrir comment Vinciane Despret mélange spiritualité et élan vital dans sa philosophie.